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Chroniques
Wolfgang Lischte dirige l’Ensemble Intercontemporain
Stockhausen | Inori, adoration pour un ou deux solistes et orchestre
S'intéressant aux rapports entre le son et le geste qui le déclenche, le cycle Des pieds et des mains s'ouvre ce vendredi avec la version pour effectif réduit (trente trois musiciens) d'Inori, adorations pour un ou deux solistes et ensemble de Karlheinz Stockhausen. Créée en 1977 par l'Ensemble Intercontemporain sous la direction du compositeur, cette œuvre est une des premières à s'intéresser de manière explicite aux liens entre son et geste, à une époque où la musique éprouve le besoin de se libérer de l'ostracisme auquel le sérialisme l'avait confinée quelques années auparavant, besoin qui se manifeste entre autres à travers maintes tentatives de trouver dans la référence à d'autres arts une nouvelle forme d'expression. Aujourd'hui, interprétée par la même formation sous la baguette précise de Wolfgang Lischte, Inori (mot japonais pour invocation, adoration) continue à susciter la même fascination quasi mystique.
Dans la tradition occidentale, la musique est liée à une sorte d'au-delà. Religieux au début, ce mysticisme prend au XIXe siècle une tournure philosophique dans l'esthétique de Schopenhauer. Dans Inori ce lien se trouve au cœur de la partition : les deux solistes, dont le titre n'explicite pas la nature, sont deux danseurs-mimes qui, sur une estrade au centre de la scène, réalisent une série de gestes de prière empruntés à divers cultes. Ces gestes sont, de manière verticale, au nombre de treize, chacun marquant une étape dans une élévation et chacun étant lié à une hauteur précise de la partition. Vers la gauche et vers la droite, les différents gestes correspondent à des durées. Vers l'avant, soixante gestes différents reflètent autant de variations d'intensité. Ainsi, grâce à cette relation entre les différents gestes et les paramètres sonores, le devenir musical prend la forme d'une gigantesque prière.
L'héritage sériel dont témoigne cette « paramétrisation » du son – c'est à dire sa division en différentes composantes isolées – se manifeste aussi dans la présence d'une Urgestalt ou figure fondamentale (comme dans Mantra, œuvre de la même période et qui partage également une dimension mystique) constituée de treize hauteurs auxquelles correspondent treize tempi, treize intensités, treize timbres et les treize gestes de prière ci-dessus évoqués. Divisée en cinq parties et d'une durée approximative d'une minute dans sa forme initiale, cette formule est projetée à l'échelle de la grande structure de manière proportionnelle. Ainsi, à l'image de la formule, l'œuvre est également divisée en cinq parties, chacune se focalisant sur un paramètre du son : la première sur le rythme, la deuxième sur les intensités, la troisième sur la mélodie, la quatrième sur l'harmonie et la cinquième sur la polyphonie. De la sorte, la forme globale va du plus simple au plus complexe et se veut, selon Stockhausen, un parcours condensé de l'histoire de la musique occidentale.
L'œuvre commence par la répétition d'un son central (sol) sur lequel s'ajoutent successivement, lors des différentes répétitions, les autres hauteurs de la formule. Ainsi la partition prend-elle d'emblée un caractère incantatoire, invitant vite à la transe. Cette hauteur centrale fixe est soumise par la suite à différentes variations rythmiques qui renouvellent perpétuellement le procédé, aidées par de nombreuses interruptions savamment agencées par le compositeur afin de maintenir la tension et d'augmenter progressivement la nécessité d'une issue à cette situation statique. Celle-ci arrive avec la présentation intégrale de la figure fondamentale, moment où commence la deuxième section, consacrée aux variations de nuance. Cette partie, où le registre évolue progressivement du bas vers l'aigu, est conclue de manière explicite par deux grands mouvements decrescendo-crescendo du tutti. Dans la troisième section, le caractère de la musique a évolué de manière considérable, la formule se profilant de plus en plus nettement comme une ligne mélodique. Les deux parties finales concentrent les grands moments de tension de l'œuvre. Les paramètres sonores deviennent très instables, ce qui va de pair avec la vitesse croissante dans l'enchainement des différents gestes des danseurs-mimes : d’abord agenouillés dans une position de prière, ils finissent par se déplacer.
Une des plus grandes difficultés d’Inori est sans doute de garder la cohérence dans la lente métamorphose sonore, non seulement au sein de chaque partie mais aussi – et surtout – dans la grande échelle. La direction de Lischte est d'une clarté et d'une précision remarquables. Ses gestes, qui coïncident par moments avec ceux des danseurs-mimes créant un triangle chorégraphique, sont d'une grande austérité, et sa compréhension de la partition se voit de surcroît dans le naturel avec lequel il laisse à cette musique le temps nécessaire à son déploiement, temps élargi qui met sans doute à l’épreuve les esprits les plus impatients. Pour preuve, à la fin du concert, lorsque les musiciens adoptent déjà une position de repos, Lischte attend longtemps avant de lâcher la tension et de donner espace aux applaudissements – peu de choses brisent plus la magie d'une belle interprétation que les applaudissements précipités de ceux qui ne savent pas respirer. Heureusement, la sensibilité de Lischte permet d'éprouver dans toute sa signification le moment qui nous réunit (on aurait cependant dû le prévenir que là où il attendait gentiment le moment de surgir en scène pour recevoir une nouvelle fois l'ovation du public, celui-ci distinguait parfaitement ses joues roses reluire au-dessus d’un sourire plein de joyeuse satisfaction).
Stockhausen avait conçu initialement Inori pour un seul danseur, mais, craignant qu'on ne considère ses mouvements comme fruit de l’improvisation, il décida d’en placer un autre à ses côtés, exécutant exactement les mêmes. Voilà qui ajoutait à la difficulté de mémoriser une chorégraphie aussi longue, celle de la synchronie entre les deux exécutants. Ce soir, elle est dignement assurée par Alain Louafi et Kathinka Pasveer, malgré leur évident asynchronisme, le premier étant souvent moins convaincu dans ses gestes que la deuxième, et de ce fait toujours un peu en arrière. Qu’à cela ne tienne : cette ouverture du cycle Des pieds et des mains offrit l’un de ces rares et beaux moments où musique et prière ne font qu'un.
JP